Parte 1: Introduction
Le salaire à vie, appelé aussi salaire à la qualification personnelle, est un concept développé par le philosophe et économiste Bernard Friot. Nous allons d’ailleurs consacrer ce premier article à la question de la qualification personnelle.
La question de la qualification est une bataille permanente entre les travailleurs/euses et le patronat. Avec la perte de rapport de forces du mouvement syndical, nous vivons aujourd’hui une situation où c’est le patron qui définit cette question.
Schématiquement, voilà comment ça se passe. Avec la division du travail, le patron découpe d’abord le travail à effectuer en tâches. Il regroupe ensuite ces tâches au sein de postes de travail. Pour finir il établit un profil pour chaque poste et ça va donner un emploi.
Il est évident que lorsque le patron définit un poste de travail, c’est-à-dire, une collection de tâches spécifiques, il essaye toujours de laisser certaines tâches dans l’ombre, de ne pas les prendre en compte. Dans le même ordre d’idée, lorsqu’il définit le profil du poste, il cherche là aussi, toujours, à invisibiliser des qualités et des savoirs nécessaires pour l’accomplissement du travail. Ceci, simplement, dans le but de ne pas avoir à payer tout le travail effectué, toute la qualification mobilisée. Nous connaissons toutes et tous cette situation. Au quotidien nous devons effectuer des tâches qui ne sont pas mentionnées dans le cahier des charges ou le descriptif de poste pour pouvoir réaliser notre travail. Et pareillement, nous faisons tous et toutes appel à des qualités et savoirs qui ne sont pas mentionnées dans le profil du poste, non reconnues et donc pas payées.
Plus le rapport de forces est favorable aux patrons, plus ils ont la possibilité d’invisibiliser les descriptifs et les profils de poste. Mais ce n’est pas tout. Dans la recherche permanente de maximisation des profits et du commandement, le patron va également chercher partout où il le peut à intensifier et à approfondir la division du travail. Par ce mouvement il va chercher à déqualifier des postes mais également à se constituer un monopole du récit sur la certification et les formations.
La définition des postes, notamment dans le mouvement de déqualification et de parcellisation du travail, matérialise l’action du commandement capitaliste. L’organisation du travail effective assure cependant la réalisation de toutes les tâches nécessaires à la production.
La déqualification attaque même les postes qui exigent des savoirs importants et significatifs. Ces postes plus qualifiés sont incontournables pour que le travail puisse être accompli. Mais leur déqualification formelle permet d’économiser sur le salaire et d’accroître la force du commandement. Un des exemples les plus frappant de cette situation est la situation des aides-aux-soins qui accomplissent quotidiennement des tâches de soins infirmiers. Jusqu’à acquérir un poids décisif dans la chaîne des prestations du travail de santé.
Nous l’aurons compris, la qualification est au cœur de la question du pouvoir de commandement, du salaire et du statut.
Que nous dit le salaire à vie sur cette base ? il pose la qualification personnelle au centre du dispositif. Le salaire est politique et le salaire à vie est un acquis politique, un droit social. La reconnaissance de la qualification et de la puissance au travail, réalisé ou potentiel, nous fait échapper à l’emploi capitaliste.
Avec le salaire à vie, c’est l’ensemble des qualifications, des qualités et des savoirs de la personne qui définissent son niveau de salaire. Peu importe le poste et les tâches à effectuer, c’est la qualification personnelle qui fixe le salaire. Par qualifications et savoirs personnels, nous n’entendons pas que les qualifications et savoirs validés par des certifications, mais bien toutes les qualités et tous les savoirs qu’une personne a accumulé, qu’elles soient utiles ou non aux yeux du patron.
Le salaire à vie établit les qualifications, les qualités et savoirs d’une personne dans la société et pas par rapport aux exigences capitalistes. Il postule que chaque qualité et savoir d’une personne contribue à la production de richesses pour la société. Ainsi, le salaire est libéré de l’emploi capitaliste.
Quelles luttes doit mener le syndicat aujourd’hui pour avancer sur la question du salaire à vie ?
Le rapport de forces est favorable aux patrons. Nous pensons que le rapport de forces des travailleurs/euses se construit dans la lutte et l’organisation et qu’il grandit dans leur permanence.
Si le salaire à la qualification personnelle peut sembler être un objectif lointain (en fait, pas tant que ça mais nous y reviendrons plus tard dans cette série d’articles), ce n’est pas le cas de nombreux objectifs immédiats pour lesquels nous sommes tout à fait en mesure de nous battre aujourd’hui.
Revenons sur les outils qu’utilisent les patrons pour invisibiliser les qualifications et les savoirs tout comme les tâches nécessaires à l’exécution du travail. Il y a le descriptif de poste et/ou le cahier des charges, qui définissent les tâches à accomplir ; le profil du poste définit les qualités et savoirs requis. Il y a encore un autre élément dont il faut parler, c’est l’expérience professionnelle. Chaque fois que cela est possible, le patron tente de ne pas prendre en compte des années d’expérience, lorsque par exemple elles ont été acquises dans un autre métier voire simplement dans un autre secteur. Ou de ne les prendre en compte que partiellement, lorsque par exemple elles ont été acquises dans des postes « inférieurs » ou déqualifiés ou encore durant une formation.
C’est là qu’il nous faut mener la bataille aujourd’hui sur la question de la qualification et de l’expérience. C’est une bataille qui a nécessairement des aspects individuels, mais elle renvoie toujours à un cadre collectif. La lutte doit donc être menée sur les deux plans.
Il faut faire reconnaître toutes ses qualités et tous ses savoirs, même ceux qui ne sont que rarement mobilisés. Il faut établir le différentiel entre le descriptif de poste ou le cahier des charges et les tâches réellement exécutées avec les responsabilités effectivement assumées dans la réalisation du travail, y compris celles qui ne sont qu’occasionnellement sollicitées. Il faut faire valoir toute son expérience accumulée peu importe le secteur et le poste. Ceci doit être fait systématiquement, par le plus grand nombre de travailleurs/euses jusqu’à devenir un élément politique et culturel.
Mais pour appuyer les démarches individuelles et y compris offrir une certaine protection aux travailleurs/euses qui les entreprennent, il faut une lutte collective généralisée et permanente sur ces questions. Ces démarches doivent pouvoir s’appuyer sur la force collective, sur le rapport de forces des travailleurs et des travailleuses. Les accords et les conventions collectives sont un enjeu décisif de ce combat.
Le syndicat doit dans tous les secteurs faire de l’agitation sur ces questions. Formuler des revendications directes, organiser et mener la lutte. Voici quelques pistes.
Prise en compte de l’expérience à taux plein de toutes les années de travail et de formation.
L’objectif final de cette revendication étant de supprimer la différence entre salaire d’engagement et sommet de la classe salarial et forcer l’engagement au sommet d’une classification pour toutes et tous. De manière intermédiaire, il y a une lutte à mener sur les annuités afin d’obtenir et d’accélérer la progression salariale. La mesure de tout cela est l’augmentation générale des salaires.
Reconnaissance des qualités, des savoirs mobilisés, certifiés ou non, et des responsabilités assumées.
Le syndicat doit formuler des « contre-profils » de poste. C’est aux travailleurs et travailleuses qu’il revient de dire quels sont les qualités et les savoirs mobilisées. C’est à nous de définir ce que sont nos métiers. Il y a là une lutte centrale à mener contre l’approfondissement de la division du travail, c’est-à-dire la parcellisation des tâches. Il y a aussi une lutte importante sur la question de l’autonomie des travailleurs et des travailleuses, de leur liberté à organiser le travail. Sans oublier que l’autonomie et la liberté ne répondent pas seulement à des compétences et des savoirs supplémentaires mobilisés, mais construisent également une plus grande responsabilité. Ces luttes sont indispensables pour élever l’ensemble des travailleurs et travailleuses dans les grilles salariales. Il faut chercher en élevant les postes, en les qualifiant, à en casser le cadre capitaliste en enfonçant des coins dans la moindre contradiction, dans la moindre faille.
Ces luttes nous permettent de faire évoluer la question de la qualification professionnelle, c’est-à-dire la qualification requise pour un travail donné, à la qualification personnelle, c’est-à-dire l’ensemble des qualités et savoirs d’une personne dans la société.
Toutes ces luttes à mener ne sont pas linéaires. Elles ne constituent pas des étapes à franchir dans un certain ordre. Ce sont des sortes de balises qui définissent une aire de luttes. Il s’agit de se mouvoir dans cette aire de lutte, d’en occuper le plus de positions possibles. Il s’agit aussi, et c’est là que nous pouvons rejoindre l’aire de la lutte pour le salaire à vie, de faire sauter les limites de cette aire de lutte. Il s’agit dans les avancées comme dans les reculs, de chercher à en briser les limites. Nous reviendrons sur ces questions de cadres de lutte à fixer pour les briser ensuite dans un autre article de cette série.
Johnny